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ICN Orthez, broché, 176 pages
Varennes-sur-Allier
Années 50
«Dès
les premières pages, le lecteur
est conquis par la beauté de
la phrase,son humour discret, la délicatesse
de la pensée, la minutie du détail...»
Romuald Galetti, Vichy: Presse régionale.

Enfant
de l'après-guerre, ne souffrant
d'aucune pénurie, sans bénéficier
pour autant de l'abondance que devaient
connaître les générations
à venir, je m'élevai fragile,
presque chétif à certaines
époques, mais je jouissais en
général d'une bonne santé
et, hormis les maladies épidémiques
normales, j'ai peu connu la joie de
la petite poussée de fièvre
vespérale qui justifie la mobilisation
familiale, une flambée de bois
sec, la mélodie grave et rassurante
du diagnostic ( le médecin appelé
à mon chevet ne pouvait cacher
ses origines creusoises, - un autre
vieux docteur, retiré dans sa
maison somme toute modeste de la grand-rue,
émacié et chenu, portait
un nom rendu célèbre sur
les médias par son fils : je
ne fus pas son patient, mais la célébrité
de ce patronyme ajoutait dans mes fantasmes
d'enfant au prestige des médecins
du pays...
MADEMOISELLE
JULIE
Une autre personne prêtait service
à la maison, une fois par semaine.
Mlle Julie, repasseuse de son état,
que je n'ai jamais entendu nommer autrement.
Elle fréquentait plusieurs «maisons
bourgeoises» de la ville (je ne
sais si la nôtre en son esprit
s'inscrivait sous cette rubrique), et
se plaisait à en évoquer
les petits potins, sans malveillance.
Ma mère n'aurait pas prêté
l'oreille à des propos indiscrets
ou calomniateurs. Il s'agissait simplement
de meubler la monotonie des longues
heures de pattemouille frémissante
et de jeannette fumante.
Mlle
Julie n'avait qu'un défaut, un
seul. Pauvre Mlle Julie! Tutoyer la
solitude en sous-sol du quartier bas,
ne se déplacer qu'à pied
dans des rues sillonnées de camions,
ne pouvoir que très rarement
élargir son horizon en montant
sur la colline qui domine la ville considérer
les braves formes arrondies d'un volcan
endormi veillant sur sa meute assagie,
nécessitait quelque compensation.
Melle Julie commençait par "une
petite goutte" à 13 h30,
suivie sans doute de plusieurs autres
lorsqu'elle se retrouvait seule, puisque
mon père, propriétaire
d'une ferme cédée en métayage,
récoltait chaque année
diverses barriques de vin et une quantité
non négligeable de bouteilles
de marc.
Le soir,
il s'écriait: «Mon vin
n'a pas de goût. Il ( le métayer),
m'a encore mis du pressurage. »
En fait, il finit par s'apercevoir que
Mlle Julie compensait avec la complicité
du robinet de petits écarts de
conduite qu'elle ne souhaitait certes
pas divulguer. Jamais mon père
ne s'avisa de lui faire le moindre reproche.
Tout au plus remit-il à la discrétion
de Mlle Julie la piquette par elle «baptisée»
la semaine précédente.
Cette bouteille-là jouissait
d'une inhabituelle longévité.

AMOURS
ILLICITES
Garçons
et filles n'avaient encore guère
l'occasion de vivre ensemble. La mixité
du Cours Complémentaire, bientôt
interrompue par le passage en des lycées
séparés, se limitait au
côtoiement de rangées de
sexe homogène. La détente
et le jeu voyaient maintenue cette distinction,
par habitude, timidité, par goût
aussi. La meilleure occasion de se rapprocher
survenait le samedi soir. A la faveur
des danses douces («lisses»,
dit-on encore en Italie où la
mode n'en a pas totalement disparu),
naissaient les sympathies et des amours
qui restaient bien souvent platoniques.
La drague, bien sûr, occupait
tous les fantasmes des garçons
et un regard profond comme une promesse,
l'obtention d'un rendez-vous, et, qui
sait, d'un baiser, constituaient autant
de degrés d'une ascension vers
des instants de grand bonheur. Certes,
il n'y avait pas que des poètes
et j'ai souvenir d'un as du Rock n'
Roll, à qui ses conquêtes
notoires attiraient des cohortes d'admirateurs
en place publique, animés du
secret espoir d'apprendre, au récit
de ses prouesses, le B A BA de son art.
Les soirs d'été, on se
regroupait autour d'un banc public devant
l'église, et le tissu secret
des amours clandestines, réelles
ou imaginées, de la ville, enflammait
les esprits. Les relations illicites
prêtées à des femmes
mariées d'âge mûr,
les indices de trahisons supposées
à l'encontre d'un fiancé
absent (parti en guerre, parfois, ou
simplement trop confiant), ou d'un mari,
les récits triomphaux et accablants,
prenaient sur l'auditoire juvénile,
mais plus encore si l'on y ajoutait
le piment de l'éventuelle compromission
d'un ecclésiastique en vue, ou
l'implication salace d'un jeune abbé.
Ainsi, qui n'aurait rêvé
de conquérir une femme mariée
et de dévoiler, sans trahir son
identité, quelques détails
susceptibles d'attirer la considération
envieuse des autres garçons?
Toutes
ces futilités sembleront bien
puériles aujourd'hui. Elles étaient
dues, sans doute, à l'excès
de rigueur de la société
d'alors, au poids de la morale. Néanmoins,
le mystère, les secrets et légendes
qui entouraient l'amour, le plaçaient
très loin de la banalisation
que l'on observe maintenant: un peu
d'ésotérisme, une découverte
fascinante, le sel de l'aventure. Mais
la réussite sentimentale ne venait
pas toujours au rendez-vous du samedi
soir. Alors, certains jeunes s'adonnaient
à des activités pas très
convenables. Un verre de sylvaner en
appelant un autre, l'ébriété
survenait assez vite, qui dégénérait
souvent en agressivité et bagarre.
LES
DERNIERS CHEVAUX
La rue offrait encore fréquemment
le spectacle des voitures hippomobiles.
Les
pages des manuels scolaires, mais aussi
les champs tout autour de la ville,
se peuplaient de lourds chevaux de trait,
puissants, musclés, pacifiques.
Le tracteur commençait à
alléger la peine de l'homme,
et bientôt il allait engendrer
la mise à l'écart de l'animal,
puis sa disparition pure et simple.
Bien des agriculteurs ne purent se résoudre
à sacrifier leur compagnon de
travail, et on vit couramment ces chevaux,
auxquels on avait réservé
un morceau de prairie, vieillir dans
l'ennui, rechercher la présence
du promeneur, prêts à accourir
à un simple bruit de voix, comme
poussés par une nostalgie des
temps où les hommes les guidaient
de leurs injonctions longues et graves:
«Huuue! Hooo!»
L'un
d'eux continua pendant des années
à parcourir la ville, tractant
un chariot long et plat, conduit au
licou par un petit homme trapu, connu
de tous: le Glaude. (Moi, étant
donné le prénom que je
porte, j'ai toujours été
horripilé par cette prononciation
si peu urbaine, et ma grand-mère
maternelle, après d'innombrables
exercices imposés par ma mère,
qui regrettait assurément de
m'entendre infliger un nominatif aussi
peu exaltant: Glaude, lourd comme la
glaise, ma grand-mère donc, prononçait
avec application le C initial pour un
résultat maladroit, bizarre,
comique, et retrouvait sans cesse le
G qui lui venait si naturellement.)
Le Glaude et son cheval tiraient le
chariot lesté de son charbon.
L'homme s'enfilait une protection à
capuche sur la tête, puis portait
les sacs, un à un, sur son dos,
jusqu'aux caves des clients. Il remontait
avec les toiles de jute vides qu'il
empilait sur sa remorque. Pas plus causant
que son cheval, le Glaude. Hue! Ho!
Et je crois bien que, s'il reniflait
ou soufflait, on aurait cru à
un hennissement.
Glaude
continua jusqu'à sa retraite
à livrer le charbon flanqué
de son cheval. Sans doute aurait-il
été bien incapable de
passer un permis de conduire. A la longue,
son anachronique présence dans
les rues constitua une animation, un
rappel du passé, qui éveillait
la sympathie.
..........Je commis en ces lieux une
jolie impertinence.
Je garde
un souvenir de l'anecdote probablement
nourri du récit que l'on m'en
fit et que la mémoire a recomposé
en scène réelle, visuelle.
Je n'avais pourtant que deux ou trois
ans.
Mes
parents avaient reçu de Vichy
la visite de leur inspecteur primaire,
avec lequel ils entretenaient des relations
cordiales, mais empreintes de la réserve
déférente qu'il convient
d'observer à l'égard d'un
supérieur hiérarchique.
A l'instant de prendre congé,
cet homme affable m'avait porté
dans ses bras, à l'angle de l'Hôtel
de Ville, pour me témoigner un
geste affectueux. Il avait la singularité
pour un enfant de se nommer Monsieur
Pointud. J'avais alors saisi et jeté
à terre son chapeau en m'écriant:
«Turlututu, chapeau pointu.»Peut-être
avais-je senti confusément que
sa visite perturbait l'ordre déjà
astreignant de la journée de
travail de mes parents, et qu'indirectement,
j'en subissais certaines conséquences,
peut-être aussi étais-je
déjà sujet à un
irrésistible et inconséquent
attrait envers la plaisanterie et l'irrévérence.
Mon
père fut navré, ma mère
honteuse, mais l'inspecteur sourit de
ma précoce malice, et eut la
sagesse de ne point tenir rigueur.
...
.................
...