ALICANO
ISBN
2-9504430-3-6 ©EDITIONS SCALEA
1992
"...Il
s'agit de l'histoire d'un pêcheur
sicilien qui, pendant la guerre, sur
la petite île d'Alicano, fait
connaissance avec la Mafia. Le récit,
fort bien mené intrigue dès
le début et tient ses promesses."
LE JOURNAL DU PERIGORD.
L'étonnant
récit qui va suivre provient
de la mise en forme française
de ce que me raconta un vieux marin
sur le quai d'un petit port niché
dans les falaises de la côte nord
de Sicile, Porticciolo je crois, il
y a pas mal d'années, dans une
langue dialectale au débit si
frénétique qu'il m'a manqué
au moment des lambeaux entiers de compréhension...
Par
une belle soirée du mois de mai
je me promenais à Porticciolo.
Plusieurs équipages de chalutiers
déchargeaient le produit de la
pêche à la lueur des phares.
Je résidais en Sicile et me plaisais
à flâner, observer l'activité
tardive et colorée du marché,
celle des ports, en un mot à
considérer les occupations normales
de la vie, m'imprégner du spectacle
rassurant de l'homme au travail. Comme
n'importe où ailleurs il fallait
du cran pour gagner sa vie, le pêcheur
sicilien, comme le Breton ou le Basque,
mouillait sa chemise, ne rechignait
en rien à la tâche. Tel
était, selon moi, le génie
du vrai peuple sicilien, celui dont
personne ne parle, modeste et travailleur.
En outre je me laissais prendre au charme
de la couleur locale, des barques traditionnelles
en bois, des petits chalutiers avec
le poste de pilotage à l'avant,
droit et étroit comme une cabine
de plage.
Tout
à coup j'ai trébuché.
Me retournant, j'ai cherché dans
l'ombre ce pour quoi j'avais risqué
une chute et une voix m'a averti: "E'
u nasu di u pesce spada." Effectivement,
j'avais buté sur l'épée
incroyablement abandonnée là,
d'un espadon. L'homme souriait à
contre-jour d'un réverbère,
assis sur un plot d'amarrage. Nous échangeâmes
quelques mots. Puis je restai admirer
les lumières qui pointillaient
la côte sur les falaises, au ras
de l'eau, et constellaient l'horizon
marin.
"Pas
question de Mafia, ici, me suis-je exclamé
à voix haute, poursuivant une
réflexion intérieure,
c'est la Sicile au travail, 95% de la
population.
-Croyez-vous?
fit l'homme d'un air mystérieux.
Il ne faut jamais se fier aux apparences."
Je fus
immédiatement intrigué
par cette confidence inattendue, inespérée
même au pays de l'omertà
où le silence est règle
de vie, je m'approchai et considérai
son visage rond, ses tempes blanches
sous un crâne chauve, son sourire
de brave homme.
"Autre
temps, autre lieu, corrigea-t-il instantantanément,
c'était à l'époque
de ma jeunesse et loin d'ici."
Il tendit
le bras en direction de la mer puis
regarda sa montre.
"Vous
devez en avoir des aventures à
raconter sur votre jeunesse, ajoutai-je
en espérant le retenir, des histoires
de marin, des histoires de femmes."Je
lus un sourire dans son regard. Il enchaîna.
"Il
s'agit bien de cela. Non, non, des choses
bien plus étranges, plus graves."
Puis
il se mit à parler d'une île
au large, d'un temps lointain, dans
une attitude volubile, fébrile
même, comme pour gommer sans retard
l'hypothèse qu'il pût être
informé de la vie secrète
du moment.
Un îlot
rocheux d'origine volcanique se dressait
au beau milieu de la mer tyrrhénienne.
On y parvenait après plusieurs
heures de teuf-teuf sur mer d'huile,
accompagné par les bonds des
poissons volants. Spectacle hallucinant
pour le marin-pêcheur, ces poissons
qui sautent d'eux-mêmes sur le
pont du bateau. Bien qu'ils ne représentent
aucun intérêt commercial,
ils viennent comme un heureux présage
témoigner de la fécondité
de la mer. Ce paradis des pêcheurs
est aussi celui des plongeurs car les
eaux limpides laissent deviner des fonds
d'une surprenante beauté. Le
rocher, battu par le soleil pendant
les cinq mois les plus secs, est aride
mais non point désertique; il
recèle des sources et se couvre
de vignes verdoyantes. On y produit
des vins chaleureux, forts en alcool
et réputés. Les eaux de
certains rivages demeurent tièdes
en toute saison paraît-il, car
la lave chaude couve comme une braise
dans le proche sous-sol. Il suffit d'enfoncer
légèrement son pied dans
le gravier de la plage pour rencontrer
une chaleur si vive qu'on risque une
brûlure. La principale localité,
Alicano, qui donne son nom à
l'île, enserre l'église
et le port de pêche, se dénoue
et s'étire loin le long de la
côte. Ses villas égayées
de lauriers-roses grimpent hardiment
sur les pentes volcaniques.
Autrefois
la pêche et l'agriculture, auxquelles
s'ajoute aujourd'hui le tourisme, constituaient
les activités essentielles de
la population. Mon narrateur, le patron
pêcheur Massimo Intelisano, était
propriétaire avant-guerre d'un
tout petit chalutier, ( il tint à
préciser qu'au moment de sa retraite,
dans les années 60, il en possédait
deux, et de taille respectable, ) mais,
doté de courage et d'une louable
ambition, il partait loin au large,
jusqu'à 120 milles nautiques,
remplir ses filets. Pour bien mesurer
les risques encourus, il faut savoir
qu'il disposait de moyens d'une extrême
pauvreté, vieux moteur peu puissant,
pas de radio, une bouée pour
quatre hommes. A plusieurs reprises
il fut victime de pannes heureusement
sans conséquences funestes puisqu'il
réussit à se faire remorquer
par des confrères. Une fois cependant,
son équipage dut ramer pendant
une nuit entière pour regagner
la côte. Jamais ces hommes laborieux
ne faisaient relâche. Aucune escale
de plaisir, pas la moindre découverte
touristique. Dès que la cale
était pleine, il fallait se hâter
de rentrer au port dans l'espoir de
vendre son poisson avant les autres.
Si la qualité de la pêche
fluctuait au fil des saisons, les traites
consécutives aux dettes contractées
pour l'armement de l'esquif tombaient
avec une angoissante régularité.
Aussi ne connaissaient-ils des îles
que leur profil dentelé jaillissant
sur l'horizon à l'aube d'une
nuit agitée.
En juillet
1943 les alliés débarquaient
en Sicile, la situation des marins-pêcheurs
devint précaire. Les combats
affectèrent peu la côte
septentrionale, mais le gasoil se fit
rare. Massimo Intelisano dut abréger
ses sorties puis en ralentir la fréquence.
Le produit de la pêche se réduisait
à vue d'oeil. Il tenta la chance
en barque, à la rame, à
quelques encâblures des digues,
récolta quatre poignées
de crevettes. Alors il installa une
grossière branche d'arbre à
l'avant de sa barque, y suspendit une
lampe tempête en guise de lamparo
et alla traîner ses filets la
nuit à l'entrée du port
sous les quolibets des gagne-misère
que lui, l'homme du large considérait
habituellement avec hauteur. Sa coque
reçut plusieurs coups de rame
alors qu'il tentait de s'infiltrer dans
des territoires "réservés."
Il récolta tout juste de quoi
nourrir son chat. C'est alors que circulèrent
d'étranges rumeurs concernant
l'île d'Alicano, le seul endroit
où subsistaient des possibilités
de s'approvisionner en carburant. Ces
nouvelles faisaient état de bouleversements
dans l'ordre des choses dont certains
tiraient un large parti.
Lassé
de rester les bras croisés, Massimo,
rassemblant les fonds de cuve, aidé
par un ou deux amis sûrs qu'il
comptait dans la profession, résolut
de tenter l'aventure. En grand secret,
il quitta le port à la mi-journée,
étendit quelques filets bien
en vue de la côte. Par chance,
le vent soufflait en direction du large,
aussi se laissa-t-il dériver
tout l'après-midi, puis, lorsque
les ténèbres l'eurent
enveloppé, il fit tourner ses
machines au régime le plus économique
possible qui le décrochât
du sur-place, et s'en remettant à
la grâce de Dieu, il pointa la
barre sur Alicano. Si le vent ne changeait
ni d'intensité ni de direction,
au petit matin il serait en vue des
côtes et, le cas échéant,
il se trouverait bien quelque embarcation
qui le tirerait jusqu'au port.
Toute
la nuit il tint le gouvernail. Sur le
matin il succomba deux ou trois fois
à la fatigue; immobilisant le
timon à l'aide d'un madrier et
d'une corde, il s'étendit de
tout son long sur le pont et prit tout
au plus cinq minutes de sommeil. C'est
qu'il lui fallait contrôler le
cap en permanence, la moindre erreur
pouvant entraîner de redoutables
complications.
Conformément
à ses prévisions, au petit
matin, la pointe montagneuse de l'île
émergeait d'une brume côtière
épaisse. Le vent avait faibli
puis était complètement
tombé au cours de la nuit. La
jauge, compte tenu de sa relative imprécision,
laissait espérer des chances
raisonnables de rejoindre Alicano de
manière autonome.
Parvenu
à environ deux milles de la côte,
il avisa une embarcation légère,
propulsée par un puissant moteur,
qui venait à sa rencontre. Bientôt
il reconnut qu'il s'agissait de garde-côtes.
A distance rapprochée, grande
fut la stupéfaction d'Intelisano
en découvrant que l'équipage,
composé de deux hommes, ne portait
aucun uniforme. "Tiens, des douaniers
qui vont à la pêche",
pensa-t-il. Il fit un signe amical,
donna un coup sec à la barre
et poussa les machines pour éviter
la collision. Un des hommes brandit
un fusil et tira à l'aveuglette
en direction du pêcheur. La balle
siffla à un mètre au-dessus
de sa tête. L'homme cria: "Alt!
" Massimo, immédiatement,
coupa les gaz, laissa la vedette accoster
son chalutier. L'homme armé sauta
à son bord. Un faciès
de pirate, barbu, le regard mauvais.
Mais en Sicile, se disait Intelisano,
il est fort hasardeux de juger les hommes
à leur mine.
"Qu'est-ce
que tu veux? Que viens-tu faire à
Alicano? demanda rudement l'homme.
-Je
cherche du gasoil, je suis pêcheur.
On m'a dit qu'il y en avait. J'en ai
besoin.
- C'est
à voir... Tu as de l'argent?
- Oui,
oui, bien sûr.
- D'abord,
il faut payer la taxe spéciale.
- La
taxe spéciale?
-Oui.
Tu payes et après on te protège,
on t'accompagne et on te fera avoir
du gasoil.
-C'est
à vous que je paye?
-A nous.
-Une
taxe officielle?
-Oui.
Enfin, une taxe privée. Un contrat
entre toi et nous, s'impatienta l'homme.
-Combien?
-100
000.
-100
000?
-100
000.
-C'est
cher.
-Tu
préfères que j'envoie
des balles dans le fond de ta coque?
cracha le type en abaissant le canon
de son arme.
-Non,
non. C'est d'accord, s'empressa de dire
Intelisano, mais dans un réflexe
professionnel il ajouta: Tenez 50 000.
L'autre moitié quand j'aurai
mon gasoil.
-Je
vois que tu es un garçon intelligent.
On va peut-être pouvoir s'entendre."
L'homme
repassa à bord de la vedette,
lança un filin que le pêcheur
accrocha à la proue de son chalutier;
et il se laissa remorquer jusqu'au port.
Lorsque les deux bateaux furent à
quai, Intelisano réclama le carburant
promis, mais l'homme au fusil lui dit:
"Tu
as donné 50 000 seulement. Et
sois heureux, on te protège quand
même.
-Vous
me protégez? Vous me volez, vous
êtes des escrocs, se révolta
le pêcheur comprenant qu'il avait
déjà perdu près
de la moitié de ses maigres économies.
-Fais
bien attention, triple imbécile,
si on révèle à
notre chef que tu n'as pas payé
la taxe spéciale, il te jettera
en prison, et pour longtemps. D'abord,
nous sommes des garde-côtes, pas
des pompistes. Allez, fiche le camp!"
Intelisano,
abasourdi par cet étrange comportement,
se mit à vérifier les
noeuds des cordages qui amarraient son
bateau. Un jeune homme survint:
"Vous
êtes nouveau dans l'île,
n'est-ce pas? Un bateau comme ça
il faut le protéger, si vous
voulez je vais m'en charger.
-Non,
non, merci, ce n'est pas nécessaire,
répliqua Intelisano.
-Il
pourrait bien lui arriver des ennuis
à ton bateau et à toi
aussi, pauvre type, invectiva le garçon
qui atteignait tout au plus seize ans.
-Il
est déjà protégé
par les garde-côtes."
Le jeune
eut une mimique d'effroi et décampa.
Massimo
se mit à marcher dans le port,
à la recherche de la station
de ravitaillement en carburant, tout
en jetant de fréquents coups
d'oeil en direction de son chalutier.
Il en aperçut bientôt la
silhouette caractéristique, haute,
avec ses deux réservoirs en verre,
cylindriques, surmontant le compteur
en forme d'horloge. Aucune activité
alentour qui lui permît d'espérer.
"C'est
à cause de l'heure matinale,"
pensa-t-il. L'homme âgé
qui lui fut indiqué comme le
pompiste se tenait assis, hébété,
près de sa guérite.
"Du
gasoil? Il n'y en a plus, fit-il en
soupirant. Du moins au marché
officiel.
-Existe-t-il
une autre façon de s'en procurer?
s'enquit Massimo, rempli d'espoir.
-Peut-être,
répondit l'homme. Tu as de l'argent?
-C'est
combien?
-Un
Jerrican: 60 000, ou 100 000 les deux."
Le coeur
de Massimo Intelisano se brisa: au cours
habituel, un Jerrican aurait coûté
4000, 5000 peut-être, en des circonstances
exceptionnelles.
"Combien
as-tu?" interrogea le pompiste
qui semblait un brave homme. S'il décomptait
les 50 000 qu'on venait de lui extorquer,
Massimo n'arrivait plus qu'à
64 200, et encore en comptant la menue
monnaie, le fruit de plusieurs semaines
de pêche, la totalité de
ses économies.
"Tu
m'achètes un Jerrican, reprit
le vieux qui manifestement avait pris
Intelisano en sympathie, et tu voles
le reste, mais pas à moi, hein!"
Massimo,
perplexe, dit qu'il allait réfléchir.
Le soleil d'été entreprenait
de chasser la brume, et le port sortait
d'un cauchemar sous des éclairages
de carte postale. Massimo s'installa
à la terrasse d'un café.
La petite ville s'animait, mais d'une
manière étrange. Elle
était envahie d'hommes qui flânaient,
guettaient, se parlaient à l'oreille,
s'éloignaient parfois deux à
deux comme s'ils étaient parvenus
à un accord et disparaissaient
dans les ruelles adjacentes. Les magasins
relevaient leurs puissants rideaux de
fer sur des étalages vides ou
presque. Seul, un article mis en évidence
laissait deviner le type de commerce
pratiqué dans l'établissement.
Inversement, des hommes traversaient
les rues chargés de marchandises
qu'ils semblaient impatients de placer
en lieu sûr.
Massimo
sirota son café.
"Vingt
mille, dit le garçon.
-Vingt
mille? lança le pêcheur,
affolé.
-Taxe
spéciale comprise," répliqua
sèchement l'autre.
Massimo
paya la somme exorbitante sans sourciller
car le serveur avait une tête
à lui braquer un pistolet sous
le nez. Ensuite il retourna à
son bateau, s'allongea sur la couchette
qu'il avait gagnée sur la cale,
en dessous du poste de pilotage, et
qui n'avait jamais autant ressemblé
à un cercueil. Il grignota la
moitié d'un biscuit de survie
et fit ses comptes: 44 200. Il lui restait
juste de quoi boire deux cafés,
pourvu que le prix n'eût pas été
majoré et... laisser un pourboire,
pensa-t-il dans un pauvre sourire. Puis,
abruti de fatigue, d'étonnement
et d'angoisse, il sommeilla, bercé
par les légères ondulations
des eaux du port et finit par s'endormir
profondément.
Tout
à coup, un bruit sourd. Massimo
ouvrit un oeil. Par les vitres du poste
de pilotage il aperçut des pans
de ciel gris. Le soir tombait. Le bruit
se répéta. On cognait
à sa porte. Il cessa de respirer
dans son trou noir. Quelqu'un tentait
de soulever le loquet, mais Massimo
avait pris soin de fermer le verrou,
si bien qu'on ne pouvait deviner s'il
avait été bloqué
de l'intérieur ou de l'extérieur.
Un visage de femme, lui sembla-t-il,
s'afficha à l'une des vitres
hautes, la main en visière; il
entendit un juron, puis des pas sur
le pont, et la légère
oscillation indiquant que la personne
avait sauté sur le quai.
Intelisano
décida alors de retourner auprès
du vieux pompiste. Il le trouva au même
endroit, sur le pas de porte de la guérite,
inactif. Il lui proposa de lui acheter
un Jerrican de gasoil pour 44 200 unités,
la totalité de ses avoirs. Il
voulait, à la faveur de la nuit,
quitter cette île. Après,
il verrait bien. Il pourrait toujours
ramer et croiser des pêcheurs.
Le vieux
refusa. Massimo insista, fit appel à
la raison, à l'humanité
du vieil homme: 44 200, c'était
déjà dix fois le prix
normal. Rien à faire. Refus clair
et net.
Alors
Massimo, qui avait le sang chaud, fut
pris d'un accès de rage comme
cela lui arrivait parfois lorsqu'il
était confronté à
une situation particulièrement
révoltante. Il cria: "44
200, vieux grigou, ou je t'étrangle."
Instantanément
l'autre changea d'attitude. Il alla
jusqu'à sa réserve, revint
avec un réservoir métallique
véhiculé sur un chariot
à roulettes. Il en négocia
pour la forme la consigne et empocha
l'argent d'Intelisano avec la mimique
satisfaite du commerçant qui
réalise une bonne opération.
Massimo, quittant le pompiste, eut le
net sentiment que le bonhomme aurait
été prêt à
céder à toutes ses exigences.
Même les plus extravagantes.
Mais
il était trop tard.
Massimo
repartit à son chalutier, versa
le gasoil qui tomba en résonnant
dans la citerne vide. Puis il revint
en direction du pompiste dans l'intention
bien précise de négocier
la consigne du Jerrican. De toute façon,
il avait du temps à perdre car
il était beaucoup trop tôt
pour tenter une sortie. Il attendrait
la lisière entre les ténèbres
de la nuit profonde et la torpeur du
petit matin. Complètement réveillé
maintenant, Massimo qui habituellement
se montrait d'une sobriété
totale, se contentant d'une tranche
de pain et de quelques olives, menu
très exceptionnellement agrémenté
de sardes salées ou de filets
d'anchois à l'huile d'olive,
sans doute en conséquence de
la charge émotionnelle de cette
étrange journée, Massimo
donc, avait un appétit à
ronger les cordages de son navire. Et
plus un sou en poche. Comme il passait
devant un restaurant odorant de fritures
et d'arômes de sauce tomate mijotée
au basilic, il fut saisi d'une inspiration
de génie. Il entra, le Jerrican
vide à la main, et dit à
la patronne:
"Vous
êtes en danger, je vous offre
ma protection.
-Passe
ton chemin, pauvre fou! répondit
la femme, courtaude et grasse, les mains
sur les hanches.
-Je
mets le feu partout, lança-t-il
en brandissant le bidon vide.
-Bon,
ça va, fit la restauratrice résignée,
mais juste un pain garni."
Et elle
se dirigea vers un comptoir vitré
et prit un pain rond sur une pile. Intelisano
s'en saisit avidement et s'enfuit sans
dire un mot. Il se glissa dans une ruelle
sombre et dévora son pain fourré
aux beignets de calamars. Un peu plus
loin, il recommença le manège
et put boire de la bière. Il
n'osa pas demander de l'argent, de peur
de vraiment finir en prison. A vrai
dire, il ne désirait qu'une seule
chose: partir. Il commençait
à deviner et était rempli
d'épouvante, mais il ne comprit
que plus tard les raisons historiques
de cette situation très particulière
dans l'île d'Alicano.
Vers
la fin des années vingt, Mussolini,
voulant purger son pays de toute délinquance
organisée, combattit vigoureusement
la Mafia, arrêtant des quantités
invraisemblables de Siciliens. Or, pour
condamner, il fallait des preuves, des
témoignages lors des procès,
chose que pas plus le fascisme que n'importe
quel autre régime n'a jamais
pu obtenir. Alors, on trouva une solution
qui respectait les apparences de la
légalité: vider l'île
principale de toutes les personnes suspectes
mais impossibles à démasquer
et les déporter en masse dans
les îles mineures. Alicano, qui
avait été un centre de
pêche important au 19e siècle
et devait connaître une crise
très grave début 20e,
notamment en raison d'une émigration
massive vers les U.S.A., disposait d'une
capacité d'accueil considérable
sous forme de maisons vides d'occupants.
Ainsi le port principal qui avait compté
jusqu'à 4 000 habitants, pour
tomber ensuite à 1 000, s'était
vu envahir par 5 000 mafiosi assignés
à résidence, riches et
libres de conduire l'existence de leur
goût pourvu qu'ils restassent
dans l'île d'Alicano et ne cherchent
point à regagner les côtes
de Sicile. Et ces gens s'étaient
vite accomodés d'une telle situation,
faisant venir leurs familles, leurs
hommes de confiance, construisant de
luxueuses demeures. Peu à peu,
par leur richesse, ils avaient investi,
gangrené la société
de l'île car pêcheurs et
paysans préféraient passer
à leur service et recevoir des
salaires somptueux en comparaison de
la vie misérable qu'ils menaient
auparavant. Au fil des ans, les parrains
avaient colonisé Alicano, imposé
leurs habitudes douteuses, étendu
leur influence perverse au point que
l'on estimait à 5 % la proportion
d'insulaires restés scrupuleusement
honnêtes.
Juillet
1943: chute du régime fasciste.
Les Mafiosi devenaient maîtres
de l'île car les Américains,
visant à l'essentiel, négligeaient
de reconquérir Alicano. La révolte
avait été minutieusement
préparée. Le parrain suprême,
Don Calogero N., faisait assassiner
par traîtrise le capitaine des
carabiniers, empoisonnait à sa
propre table le podestat, et s'auto-proclamait
Régent d'Alicano au nom du roi.
Très vite les malversations,
abus de pouvoir, menaces, qui jusque
là s'étaient pratiqués
dans l'ombre, devenaient règle
de vie officielle.
Don
Calogero N., comme première mesure
de son nouveau pouvoir, ouvrait les
prisons où croupissaient ses
hommes de main et y enfermait les rares
citoyens restés honnêtes.
Racket, extorsions, corruption, crimes,
tel était l'engrenage fatal qui
régentait la vie quotidienne.
Bientôt
allait régner une telle anarchie
que Don Calogero N., craignant pour
sa vie et ses biens, ferait sortir de
prison le Maréchal des Carabiniers,
l'investirait des pleins pouvoirs avec
mission de rétablir un semblant
d'ordre. Mais la société
était trop profondément
décomposée et la tentative
échouait lamentablement. Don
Calogero, jugeant la situation incontrôlable,
embarquait à bord du plus gros
chalutier de l'île, espérant
retrouver en mer un yacht expédié
par ses amis de Cosa Nostra, depuis
New-York.
Quant
à Massimo Intelisano, la fin
de son histoire s'avéra pratiquement
inintelligible, un seul point resta
bien clair: la nuit suivante, il regagnait
la côte de Sicile, mais il y aurait
fort à parier qu'il ne rentra
pas les mains vides car de ce moment-là
date la fructueuse période de
son activité, qui devait le conduire
à une confortable aisance.