Visites et visitations

Il arrivait souvent que nous ayons la visite de mademoiselle Breysset. Lorsqu'elle venait avec sa mère, c'était pour le protocole. Un fin ruban mauve autour du cou dégagé par un impeccable chignon et, dominant ce frêle esquif en noir et blanc, la vaste robe tombante, ample et plissée de la fille. Toutes les deux partageaient la même gentillesse et nous avions plaisir à les recevoir. Si mademoiselle Breysset se présentait seule, en revanche, c'était en sa qualité de Directrice de l'École des Filles. Elle arrivait toujours quand il ne fallait pas, au moment du latin, par exemple. Moi, cela m'arrangeait plutôt, me procurant un répit que je savais devoir être substantiel. On entendait le coup de sonnette et mon père disait: « Je te parie que c'est encore mademoiselle Breysset. Qu'est-ce qu'elle veut ? », et il l'accueillait civilement. Après avoir discuté de questions administratives auxquelles il apportait toujours une solution immédiate, la visite s'éternisait. Patiemment, l'air résigné, il ponctuait le long monologue d'en face par des « oui » et des « non » dénués d'enthousiasme. Quelquefois, ma mère venait de sa cuisine et la conversation reprenait sur d'autres bases, grignotant peu à peu le latin, l'anglais et même l'allemand. Mademoiselle Breysset reçut le ruban et mon père la rosette des Palmes Académiques le même jour, lors d'une cérémonie officielle présidée dans la Salle d'Honneur de l'Hôtel de Ville par l'Inspecteur d'Académie, assisté de l'Inspecteur Primaire, et conduite par le Maire, Gilles Rossinant, qui tint à faire un discours hors normes. Il m'avait demandé quelques jours auparavant de lui rédiger une introduction liant l'événement au tricentenaire de la naissance ou la mort, je ne sais plus, de Racine. J'y évoquais, entre autres, la formule de Sainte Beuve sur le classicisme, « fleur à l'état de santé heureuse », et, au moment de cette envolée, que Monsieur le Maire, en un élan d'inspiration inattendue, rendit aérienne et vibrante, Gloussechoux, l'adjoint chargé des rubriques destinées au journal régional, crayon en main et carnet de notes sur les genoux au fond de la salle, leva les bras en un geste de dérision qui le hissa hors de sa chaise où il retomba lourdement à l'unisson du flop municipal. Il y avait aussi les visites du dimanche. Nos meilleurs atours, quinze heures pile, et nous frappions à des portes amies ou de protocole. La moitié du temps, c'était pour « rendre », la comptabilité des fréquentations demeurant très stricte. Chez madame Groscalin, cela prenait des proportions gigantesques. On parlait beaucoup, des élèves, de la guerre ( à voix plus basse ), du rationnement, des enfants ( de nous car ils n'en avaient pas ), du jardin, de la dureté des temps. Sur le coup de cinq heures, mon père se levait pour prendre congé. Madame lui intimait l'ordre de s'asseoir, passait à la cuisine d'où elle émergeait par la porte à croisillons vitrés avec un énorme plateau de brioches empilées comme une pièce montée. La soirée commençait: on sortait les petits verres, marc pour les hommes, liqueur pour les dames, limonade aux enfants. Et c'est à la nuit que se faisait le long chemin du retour, déplorant que le latin entamé dût être rattrapé les jours suivants.

Mon univers enchanté de lectures ( les longs dimanches matins sous les édredons avec un livre ) enflammait mon imagination. J'avais depuis longtemps quitté la Comtesse de Ségur et même Jules Verne. Mon père me donnait des auteurs plus sérieux: Walter Scott, Jack London, Balzac et surtout, Stendhal. J'eus une passion totale pour Le Rouge et le Noir que je me promis de relire chaque année, engagement tenu pendant au moins dix ans. Je m'identifiais à Julien Sorel, audacieux, romantique, conquérant. Moi aussi peut-être, je serais capable de séduire ma Madame de Reynal, la femme du vétérinaire par exemple, fort jolie en vérité et au nom forestier. Lui saisir la main, un jour, et y apposer un baiser ! Mais comment l'approcher ? Mathilde de la Mole me posait encore plus de problèmes: je ne voyais personne à Voroce qui pût prendre son rôle. Il y avait bien une belle blonde aux yeux noirs, la fille du crémier je crois, mais elle ne répondait jamais à mes oeillades langoureuses quand je la croisais à vélo. Non, Mathilde, ce serait pour plus tard. Henri Bordeaux, aussi, m'avait beaucoup intrigué: j'avais lu l'austère La Lumière au Bout du Chemin, mais j'avais eu entre les mains un autre roman, issu du dernier rayonnage de l'armoire du grenier, remis par mon père avec l'avertissement qu'il contenait une scène pour les grands. Je lus fiévreusement mais en vain, sans déceler le passage intéressant. Il y avait bien un jardin où des statues de femmes nues s'animaient soudain d'étrange façon. Je n'avais rien compris. Lorsque me fut demandé ce que j'en avais pensé, honteux de mon innocence, j'eus un petit sourire entendu. Mon père nous apprenait les classiques en cours de français. Molière, pour commencer, puis Corneille et enfin, dérogation au programme pour mon seul bénéfice, je crois, Racine, avec Britannicus et Athalie. J'appréciais particulièrement Les Femmes Savantes. « Elle a d'une audace à nulle autre pareille, / D'un mot vulgaire et bas offensé mon oreille, / Qu'en termes décisifs condamne Vaugelas », cela sonnait dru, net, sec. Qui était ce Vaugelas, au juste ? Quelqu'un de puissant, un personnage d'autorité. Mais le « Va-t'en, ma pauvre enfant » de Chrysale me remplissait de compassion et je n'éprouvais guère de sympathie pour la pédante Philaminte. Le Cid ! Sa fougue ! Son ardeur ! J'aimais l'idée de ce jeune héros sacrifiant son amour pour venger son père. J'en aurais fait autant. D'ailleurs, à la fin, Chimène l'aime encore plus, il n'y avait rien à perdre. Je savais les stances par coeur, comme, d'ailleurs, celles de Polyeucte. Horace, je l'admirais combattant mais le détestais vengeur. A-t-on idée d'embrocher sa soeur dans les coulisses ? Derrière un rideau, par dessus le marché, même pour Albe et les bienséances ? La poésie d'Athalie surpassait tout: Éliacin ! La mélopée du choeur ! Et aussi, « ... l'affreux mélange / D'os et de chairs meurtris dans la fange / Que des chiens dévorants se disputaient entre eux », oui, sa mère Jézabel s'était montrée, et comment ! En fin d'année, on se délectait de La Bruyère, au stylisme décadent, et Baucis, Arrias et les autres peuplent toujours ma galerie de grotesques. Avant, il y avait eu le seizième, Marot et sa supplique au Roi, le terrible Agrippa d'Aubigné, le délirant Rabelais, le doux Montaigne, le petit Liré, la rose, qui ce matin avait éclose. Après, Voltaire, l'exécuteur de Fréron, Rousseau pleurant au bord du chemin. Bientôt les romantiques, Lamartine, Hugo, Vigny, Musset: aucune peine à comparer le sentiment de la nature dans « Le Lac », « La Maison du Berger » ( « Marcher à travers champs une fleur à la main » , poésie pure, selon l'expression de l'Abbé Brémond ),« La Tristesse d'Olympio », par exemple. Puis le Parnasse marmoréen et les symbolistes, l'impair, plus souple et plus soluble dans l'air, oui, tout était clair, structuré, magnifiquement emboîté. Après, cela s'arrêtait: nous ne touchions pas à Baudelaire, encore moins à Mallarmé.

Comme l'histoire de France, d'ailleurs, au moins depuis Henrii IV ou même François Ier. Cela s'enchaînait bien: les Louis, la Révolution, Assemblée Constituante, Assemblée Législative, Convention, Réaction Thermidorienne, Directoire, Consulat, Empire, Restauration, Louis XVIII, Charles X, 1830, Louis-Philippe, roi des français ( ne pas confondre ), 1848, Deuxième République, coup d'état du 2 décembre, Second Empire ( « Badinguet », comme l'appelait toujours la grand'mère de Bujat ), Troisième République, Jules Ferry, l'école gratuite, laïque et obligatoire, les colonisations, la séparation de l'Église et de l'État, 1905, l'Entente Cordiale, 1906, qui nous valait encore le combat fraternel des anglais. Quel prof ! Il m'intéressa même à la géographie, surtout locale, et, grâce aux souvenirs que j'avais de ses cours, j'ai obtenu 13 sur 20 à l'épreuve orale du concours d'entrée à l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud, sans avoir suivi le moindre enseignement. Le sujet en était: « La Seine et la Loire ». La Seine, je ne connaissais pas très bien mais la Loire, c'était comme l'Allier. J'ai aujourd'hui oublié les détails techniques de son lit, majeur, mineur, supérieur, inférieur, des méandres, le convexe et le concave, des varennes, etc., mais j'avais quelque chose à dire, précis, documenté; géographie physique, humaine, culturelle, histoire, littérature, tout y passa. Je sentais l'approbation du jeune examinateur ( j'avais été aidé par la prostate du vieux, réputé féroce, qui avait dû quitter la salle au moment précis où je commençai mon exposé ), bref, cette épreuve, que je redoutais par dessus toutes les autres, me donna des ailes.

SUITE