Lors de vos réponses précédentes, vous semblez vous intéresser plus particulièrement aux autobiographies littéraires des grands écrivains. Pensez-vous que les réflexions que vous apportez sur le genre s'appliquent également aux simples récits de vie, aux témoignages d'inconnus - parfois très émouvants - tels que nous les publions régulièrement dans Plaisir d'écrire ?

Certes, je crois difficilement en la toute puissance des mots. La réalité vécue est forcément plus riche que la transcription qui pourra s'en faire. Cela vaut pour n'importe quelle forme d'expression : écriture, peinture, danse, etc. Ou plutôt, dès qu'il y a représentation, on passe à un autre domaine que j'explique en parlant de " stylisation ", résultante de la chaîne des traductions diverses : cristallisation du vécu en souvenir, transcription de ce souvenir en, pour nous, texte. De plus, la solitude métaphysique de l'être, l'incommunicabilité inhérente à sa condition font barrière entre l'écrit (de l'un) et le lu (par l'autre). Paradoxalement, c'est ce qui confère à la tentative d'expression sa première noblesse, car elle implique un nécessaire dépassement.

C'est pourquoi les grands écrivains nous servent de référence. Réfléchir sur le genre autobiographique conduit à analyser leur démarche, leurs commentaires sur cette démarche et aussi leur art. J'insiste sur le privilège qu'ont leurs souvenirs d'être soumis à l'épreuve d'une écriture de maître.

Quand on aborde l'autobiographie, et celle que vous appelez " simple récit de vie " ne fait pas exception, on est conduit à se poser des questions :

- Raconte-t-on sa vie sans passer par la fiction ?

- La reconstruit-on ?

- Privilégie-t-on certains épisodes fondateurs ?

- Les souvenirs d'enfance sont-ils primordiaux ?

- S'accommode-t-on de sa mémoire ?

- Partage-t-on une expérience proche de l'indicible ?

- Le récit de la vie d'un autre peut-il intéresser ?

La réponse à tout cela est " oui ", et il convient de le savoir.

Il y a forcément fiction, mais involontaire, donc à petites doses, et ce glissement reste, en soi, une forme de révélation. La restructuration a posteriori, que Gusdorf appelait " péché originel de l'autobiographie ", relève de la configuration même de la mémoire. Elle s'appuie sur des jalons précis, par exemple, les lieux où l'on a habité, les étapes de la vie familiale, les passages d'une condition à l'autre, avec des charnières, des étalements, des rétrécissements. L'enfance, si longue, si intense dans son bonheur ou sa souffrance, tient une place privilégiée. Pour son récit, comme pour celui des expériences adultes, la mémoire, mouvante, mutilée ou enrichie, telle qu'elle est restituée, garde l'authenticité du présent, au moment même où elle est transcrite. Certaines expériences défient l'expression : comment, par exemple, dire l'horreur vécue des camps nazis ? Les mots, même ceux de Primo Lévi ou de Jorge Semprun, aussi puissants soient-ils, restent en-deça de la réalité. Gusdorf va plus loin lorsqu'il écrit : " La réalité humaine, sous quelque aspect que nous nous efforcions de la saisir, ne s'offre à nous qu'en se dérobant. Le dernier mot, l'authenticité dernière, nous les recherchons toujours au hasard de nos représentations. Mais nous ne les atteindrons pas, car ils ne sont pas de l'ordre de la représentation " (Mémoire et personne, op. cit., p. 531).

Cela dit, le récit de vie suscite une réelle fascination qui nécessiterait une analyse en soi. Ainsi, et vous le soulignez, nos pages génèrent une émotion redoutable, dont ni les auteurs ni les lecteurs ne sortent indemnes. Leurs rires, leurs larmes, parfois leur détachement désabusé ou, au contraire, leur explosion de bonheur, leur nostalgie aimante ou leur froide détestation, tout cela s'accumule au fil de nos publications. Une association comme la nôtre engrange des trésors de vie : lieu de mémoire, laboratoire d'écriture, elle est dépositaire d'une grande aventure humaine. Des hommes, des femmes, issus de différentes strates sociales, reflètent de multiples particularismes, y laissent une part d'eux-mêmes, la plus cruciale souvent. Cette confiance, cette confidence aussi, tout cela inspire le respect et la reconnaissance. C'est pourquoi nous publions avec le même bonheur des auteurs rompus à l'écriture et d'autres parfois plus hésitants, mais dont l'expérience narrée est si forte qu'elle est comme un coup de poing reçu en plein coeur. Tous les registres défilent en nos pages : le tragique, le dramatique, l'ironie, l'humour, la nostalgie, le désir, le regret, la profondeur, la légèreté, le bonheur.

En cela, nous nous sentons investis d'une mission : sauvegarder, donner la parole, susciter l'envie et la joie d'écrire, offrir le plaisir de lire et d'être lu. Ce précédent " nous " n'est pas réservé aux animateurs de la rédaction : il englobe tous les adhérents, membres actifs ou non, car l'entreprise est collective. Il existe désormais un " esprit Récits de vie ", se manifestant par le besoin qu'ont certains de se retrouver plus souvent que lors des publications. Des rencontres sont organisées ici ou là : c'est notre suprême récompense.