Philippe Lejeune fait de ce qu'il appelle " le pacte autobiographique " le fondement de toute écriture de soi. Cette notion semble avoir été adoptée par la grande majorité des spécialistes du genre. Qu'en est-il vraiment et qu'en pensez-vous ?

Un " pacte " implique l'engagement. Le " pacte autobiographique " est l'engagement de dire la vérité. À l'opposé, se situe le " pacte de fiction ", présidant à la démarche romanesque. Vérité, qu'est-ce à dire ? D'abord, qu'il existe une adéquation entre l'auteur, le narrateur et le personnage dont la vie est racontée. De plus, l'autobiographe, historien ou journaliste de lui-même, promet au lecteur que ce qu'il va lui dire est vrai, qu'il le croit vrai, qu'il ne lui ment pas. Cela implique des valeurs d'honnêteté, d'intégrité, de sincérité. Le lecteur soupçonneux a donc le droit de mener son enquête, de vérifier qu'il y a bien calque entre ce qui est écrit et la réalité des choses. S'il juge qu'il y a eu tromperie, il pourra en conclure que l'autobiographe s'est conduit en falsificateur et dénoncer la tricherie [cf. Philippe Lejeune, 2002, http://www.autopacte.org/pacte autobiographique.html].

Dire la vérité sur soi ? Diable ! Presque tous les autobiographes s'y " engagent ", en effet, dès le début de leur oeuvre : Montaigne, Benjamin Franklin, J.J. Rousseau, Marie Bashkirtseff, A. Trollope, W.H. Davies, etc. Belles intentions ! Goethe, prudent, parle de Dichtung und Wahrheit [Poésie et vérité] : il se méfie de lui-même, il sait qu'il affabulera, que son souvenir s'est incrusté d'imaginaire. D'ailleurs, il ne veut rien vérifier, écartant d'emblée ce qu'il appelle des " realia ", les témoins matériels de son passé, ses notes, ses lettres, ses agendas. Il ne s'y reconnaîtrait plus et cela l'embarrasserait. Rousseau, lui, fait une proclamation flamboyante de sincérité. Texte épique, comme lancé à la Grande Armée des hommes du haut d'une pyramide de bonne conscience. On sait ce qu'il en advint : les Confessions sont serties de mensonges, les Rêveries font accéder leur auteur au martyre [cf. réponses aux questions précédentes].

Sans doute est-il opportun de dissocier les notions de " vérité " et de " sincérité " en matière d'autobiographie. Même lorsque Rousseau ment, il reste totalement sincère. Je vais encore plus loin : c'est quand il se ment qu'il devient le plus lui-même. J'ai montré ailleurs [cf. De l'autobiographie littéraire, éd. Récits de Vie, Perpignan, 2002 et La littérature autobiographique en Grande-Bretagne et en Irlande, Paris, Ellipses, 2001, pp.23-129] qu'en fait, ni la vérité, ni la sincérité ne sont nécessaires à la réussite du genre et, au contraire, que leur recherche systématique le paralyse. La décantation des ans, la stylisation de l'expérience, la mythification du personnage sont plus authentiques que l'impossible chronique pointilleuse du passé. Le lecteur n'a que faire d'un biographe de soi : il sait qu'il lui manque l'objectivité, le détachement, le sens critique. Ce qui l'intéresse, c'est l'oeuvre, et, si possible, l'oeuvre d'art. Une grande autobiographie comme celle de Ruskin [Præterita, déjà évoquée] est un monument de bonheur verbal, un Eden de beauté où coulent les ruisseaux cristallins, les guirlandes fleuries, les hautes herbes des prés. Ruskin, pourtant, se minait d'amertume féroce, de ressentiment sauvage. Tout cela, il l'a gommé, il s'en est purgé. La catharsis, volontaire, annoncée, ne condamne pas son livre. Loin de là ! Elle le magnifie, le glorifie. L'autobiographe a livré-là sa plus belle vérité : Ruskin est resté fidèle à l'idéal de lui-même. Il a chanté la poésie de ses rêves.

Voilà qui conduit à un autre problème : pendant longtemps, Philippe Lejeune a rejeté l'autobiographie en vers. Le récit, écrivait-il, se devait d'être rédigé en prose. Il n'était pas le seul : un des pionniers de la compilation et de la critique autobiographiques, l'Américain William Matthews [British Autobiographies, An Annotated Bibliography of British Autobiographies Published or Written Before 1951, Los Angeles, Archon Books, University of California, 1955, 1968] écarte The Prelude de Wordsworth pour la raison qu'il est écrit en vers blancs (décasyllabes iambiques non rimés). Depuis peu, Lejeune a élargi le champ et admis la possibilité d'une écriture poétique. Il a eu raison : la poésie, le poème en prose, sous toutes leurs formes, conventionnels ou libres, peuvent servir de support à la démarche autobiographique. Pour reprendre l'exemple cité supra, Le Prélude, outre l'extraordinaire beauté de ses vers, reste une oeuvre autobiographique majeure du début du XIXe siècle. C'est l'enfance, l'adolescence et la jeune maturité du poète, avec ses bonheurs, ses rêves, ses vertiges, ses profanations, ses regrets, ses culpabilités, ses détestations. Ce n'est pas la logique du discours qui en régit les développements, mais l'imagination sans cesse renouvelée des associations d'idées, de sensations, de perceptions diverses. En vain se retrouverait-on dans la chronologie : l'oeuvre transcende la séquence du passé pour converger vers l'élu, celui que Hugo appellera " l'écho sonore ", Baudelaire" le phare ", Rimbaud le " voyant ", le visionnaire dont la vérité se confond avec la prophétie.