L'auteur qui se penche sur son passé ne peut prétendre à une relation exhaustive de sa vie. Ce serait évidemment impossible, pour de multiples raisons. Il va donc faire un choix arbitraire et subjectif. N'est-ce pas de nature à discréditer l'autobiographie ?

On en revient toujours à la même idée : le but de l'autobiographie est-il de faire une copie-carbone du passé ? Certains écrivains ont cru que cette conformité absolue était à leur portée. Victimes de leurs illusions assez communément partagées, ils ont vite dû déchanter. Ils croyaient en la toute puissance de la mémoire et des mots. L'échec de leur expérience leur a appris que l'une, aussi bien que les autres, n'étaient que des traductions, en un langage chaque fois différent, avec des mutilations, des transmutations, des créations. Le mot " recréation ", lui-même, ne me paraît pas approprié. On ne peut recréer ce qui n'est plus en une matière autre que ce qui a été. La réalité vécue, c'est des couleurs, des sons, des odeurs, des situations, des perceptions, des sentiments, des émotions, etc. Ce que j'en restitue se limite à des symboles conventionnels, un agencement de lettres d'alphabet. Et là, intervient une possible transfiguration. Là est le véritable pouvoir : accéder à l'oeuvre d'art par le génie. Valéry écrivait : " Avec du talent, on fait ce que l'on veut. Avec du génie, on fait ce que l'on peut ". Ainsi, la star du moment donne dans la médiocrité et Proust, lui, bâtit une immense cathédrale verbale, dont chaque recoin rutile de cristallisations éblouissantes. La béance métaphysique entre le souvenir et la réalité qu'il croit restituer est comblée. La magnificence du verbe s'est emparée du matériau impur et l'a façonné en facettes de beauté.

J'ai lu des autobiographies se terminant par la mort programmée de leur auteur, soi-disant pour que l'oeuvre reste complète. Ainsi, Uriel da Costa, Benjamin Haydon se suicident au jour dit. Ce " Finis " n'est pas leur plus grand acte de gloire. Ils ont triché avec eux-mêmes et le lecteur. On les plaint plus qu'on les admire. Leur oeuvre autobiographique n'avait pas besoin de cela. Elle a servi de prétexte à leur désespoir. Il est d'autres écrivains qui, tels certains peintres, Rembrandt, Van Gogh par exemple, reviennent plusieurs fois sur l'histoire de leur vie. Leur recherche est passionnante, l'accomplissement sans cesse remis à l'horizon du devenir. Les différentes versions témoignent à elles seules, s'il en était besoin, des variations permanentes de la mémoire. On dirait que le thème se trouve repris, changé, en augmentation ou diminution, en miroir, comme dans les Variations Goldberg (Bach) ou Diabelli (Beethoven). La comparaison musicale est pertinente : tout le monde connaît " Ah ! Vous dirai-je, Maman... " Lorsque Mozart s'empare de la mélodie, il l'expose puis la bouscule en un feu d'artifice sonore. Fusent les éblouissements, les gerbes de paillettes, les aubes éclaboussées. L'autobiographie, c'est cela : un thème : le souvenir, et des variations : le ou les récits qu'on en fait.

À ce compte, pour revenir à l'énoncé de la question, le choix de l'écrivain de soi, qu'il soit volontaire ou non (il existe des interdits, des régions inviolables, des recoins à jamais secrets), ne regarde que lui. Le lecteur ne peut s'arroger des droits sur l'oeuvre qui lui est donnée. S'il a besoin de connaître la vie historique du Cardinal de Retz, il va consulter ses biographes. Il lit ses Mémoires en un tout autre esprit : il sait que le médiocre Cardinal s'est forgé un personnage glorieux. On admire l'art de ce fabricateur, de ce magicien des mots. Même si on est dupe, ce n'en est que mieux : reprocherait-on à Turner que ses aquarelles ne ressemblent pas vraiment à la mer ? Ou à Gauguin que ses Tahitiennes sont rigides ? Ou aux fresques égyptiennes que les pharaons sont toujours représentés de profil ? Je ne vois aucune raison d'intenter un procès. On n'embastille pas George Moore parce qu'il a savoureusement narré sa visite à Verlaine, alors qu'il ne l'a jamais vu. On ne jette pas Lamartine aux détritus pour avoir chanté La vigne et la maison, bien qu'on sache que madame de Lamartine a ajouté le ceps pour honorer les vers de son défunt mari.

Alors, abandonnons ces mots (discrédit, limites, invalidité, etc.) aux oubliettes. L'autobiographie est suzeraine, les autres genres sont vassaux. En toute écriture coule l'encre de la vie personnelle. Telle est notre condition : la solitude métaphysique des êtres n'autorise aucune dérogation.