Lorsqu'on parle d'autobiographie, se pose inévitablement la question de la vérité. La plupart des autobiographes affichent, avec force, leur désir de sincérité, mais qu'en est-il vraiment ? L'affirmation de cette volonté, garante de l'authenticité du récit, ne peut-elle pas être mise en doute par le lecteur ?

Certes, bien des écrivains autobiographes expriment leurs bonnes intentions. Je n'accorde pas beaucoup de crédit à cet affichage des couleurs. Je m'intéresse bien plus aux cartes qu'on abat.

C'est pourquoi il faut s'entendre sur ce qu'on appelle " vérité ". Est-ce celle, historique, du passé ? Des mots, du noir sur du blanc, peuvent-ils ressusciter ce qui a été et n'est plus ? La réponse est " non ". Le passé est mort ; le présent qui fut n'est plus, il ne sera plus jamais. On a beau dire, on a beau faire, il a disparu. Alors, qu'en retrouve-t-on ? Des souvenirs qu'on mue en phrases.

Le souvenir, d'abord, ce n'est plus la réalité mais une image mentale. On voit, entend, renifle, touche quelque chose de virtuel. Il y a donc fabrication, avec des choix, volontaires ou non, des manques, des ratés. Ce qui reste du passé s'est fait furtif, évanescent, partiel. Partial aussi : on se souvient d'un détail mais pas d'un autre. Pourquoi ? La psychanalyse a tenté de rationaliser ce processus, en vain, me semble-t-il. On n'explique pas l'oubli qui a gommé tout ou partie, qui a fait que des pans entiers ont sombré, qui a épargné des îlots. La perception des choses, forcément fragmentaire au départ, voyage avec soi au long des années, se modifie, évolue au gré des aléas de la vie. Le souvenir qu'on en garde n'a plus rien du réel qui l'a engendré. Ce qu'on croit avoir été aujourd'hui est différent de ce qu'on en croyait hier et aussi de ce qu'on en croira demain. Ainsi, l'objectivité devient un leurre, une mission impossible.

S'ajoute à cela l'épreuve de l'écriture, nouvelle déformation, recréation en un autre langage parmi beaucoup, musique, peinture, sculpture, mouvement d'un corps. La plume hésitante transforme l'or du souvenir en plomb, la plume alerte change son plomb en or. Quelle merveilleuse aventure pour un fragment de passé de se trouver à la merci du génie, celui de Rousseau, par exemple. Le voici malaxé, trituré, décanté, promu à la lumière, source d'éblouissement verbal. Ce pauvre présent qui était est devenu trésor artistique, patrimoine universel, source de délectation.

À ce compte, si elle n'était pas impossible, l'objectivité serait-elle souhaitable ? Je suis convaincu qu'il est vain de la rechercher. Sur ce point, je diffère complètement de la conception exprimée par Philippe Lejeune lorsqu'il a lancé son célèbre " pacte autobiographique ". L'auteur s'engagerait à la " sincérité " ? Cela ne signifie rien : même lorsque Rousseau ment, il est absolument sincère. Ce qu'il évoque dans Les Confessions évolue de chapitre en chapitre. Il se disait fautif, le voilà vertueux. Il s'est condamné en première instance, il s'acquitte en appel. Et dans Les Rêveries d'un Promeneur Solitaire, les mêmes faits, ou plutôt les mêmes souvenirs suivent la trace de ses pas, encore stylisés. Nouvelle absolution, voire béatification : Rousseau fait accéder Jean-Jacques au martyre, puis à la sainteté. Va-t-on le lui reprocher ?

Bien au contraire, jamais l'autobiographe n'est plus intéressant que lorsqu'il exprime la seule vérité qui puisse se trouver à sa portée, celle d'aujourd'hui. Son imagination a déposé ses cristaux sur le rameau du passé ? Excellent ! Son récit n'en aura que plus d'intensité. Il a mythifié sa vie ? Tant mieux, il se raconte tel qu'il est vraiment. Le glorieux mensonge qu'il s'est forgé, c'est lui, au présent, palpitant de vie. Il a stylisé son passé ? Bravo ! Ce qu'il prétend avoir été est devenu oeuvre d'art. Tout cela fait que je n'emploie jamais, lorsque j'évoque le genre autobiographique, les mots " vérité " ou " objectivité ". Celui que je préfère est " fidélité ". Fidélité à soi, ici et maintenant. Là se trouve l'immense privilège, l'éblouissant miroir, la rutilance de la beauté autobiographique.

Ainsi, l'autobiographie, loin de constituer un genre particulier de la biographie, se situe à son opposé. La biographie s'exprime en termes de dates, de faits et de gestes. Elle s'efforce de déceler la vérité objective des comportements. Elle dénonce les illusions, arrache les masques, attaque les mensonges. Elle exerce un contrôle administratif sur les activités passées. Elle dresse des procès-verbaux de l'histoire personnelle. C'est une chronique du temps mort. L'autobiographie, elle, s'affirme comme le genre du présent, flexible, insaisissable. Elle ne copie pas, elle recrée tout à l'image d'une fidélité secrète. Par-delà les fluctuations de l'apparence, elle pose la main sur le corps chaud de l'être. Elle n'est point agenda du passé, mémento de l'existence. Elle découvre et formule les valeurs premières d'une destinée. Elle s'oriente tout entière vers la patiente élaboration de l'être personnel.

" Non pas tel que j'étais, mais tel que je suis, tel que je suis encore "

Saint Augustin, Confessions.