Certains écrivains paraissent mépriser ou sous-estimer l'autobiographie (bien qu'ils s'en servent quelquefois incognito). Tout au plus la considèrent-ils comme à la lisière de la littérature. L'art et la véracité peuvent-ils vraiment cohabiter ?

Je ne sais si les écrivains dont il est fait état ne cachent pas leur jeu ou ne se trompent pas sur eux-mêmes. Il n'est pas rare, en effet, d'entendre ou de lire : " C'est un premier roman, surtout autobiographique, forcément, car ensuite j'ai créé un autre univers ". L'autobiographie, semble-t-on vouloir donner à croire, est un passage obligé de débutant, dont on s'affranchit en prenant du métier. Et en fin de carrière, on voit ces mêmes auteurs publier leurs Mémoires, revenir, en quelque sorte, à la case départ.

L'ont-ils jamais quittée ? Qu'on envisage, en prenant de l'âge, de se rassembler en un bouquet final est la chose au monde la mieux partagée. Les anciens reviennent au village, racontent à qui veut bien entendre leur maturité, puis leur jeunesse, enfin leur enfance. Celui et celle qui savent écrire les offrent au public, exorcisant leurs démons, glorifiant leurs faiblesses, se donnant l'illusion de l'objectivité. En fait, ils parlent d'eux-mêmes, non tels qu'ils ont été mais tel qu'ils sont au moment où ils s'expriment. Leur passé est mort et ce n'est que de l'ici et du maintenant dont il s'entretiennent (hic et nunc).

Ainsi en a-t-il été, à leur corps et coeur défendant, tout au long de leur carrière. On ne parle ou n'écrit que de ce que l'on connaît. Graham Greene passe par Cuba ou l'Afrique, etc., et chaque fois, laisse un chef d'oeuvre dont l'action se situe dans le pays rencontré. André Malraux fait de même pour la Chine, l'Espagne, etc. Cet exemple du lieu est symbolique : le temps, l'action narrés se nourrissent des milieux fréquentés, des personnes entrevues. L'imagination repose sur le socle du vécu, ce qui a été vu, entendu, senti ou appris dans les livres. Les soeurs Brontë (Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent, La Locataire de Whitefeld) racontent, à l'exception du dernier ouvrage fondé sur l'alcoolisme de leur frère Branwell, les passions qu'elles n'ont vécues que par procuration, repues qu'elles étaient de romantisme littéraire, de conservatisme politique, d'âpreté de paysages. Le roman se fait alors le vecteur d'une cause ancrée au tréfonds de l'auteur : la liberté, l'amour, la religion, le bien, le mal, que sais-je ? De plus, la littérature personnelle compte d'immenses chefs d'oeuvre. Lorsque le " je " devient le sujet princeps du discours, on croise Saint Augustin, Montaigne, Rousseau, Proust et combien d'autres. Bref, que toute littérature soit écrite de la même encre que l'autobiographie, comme le disait en substance Albert Thibaudet, paraît une évidence. Le nier relèverait de l'illusion.

Il n'existe donc pas de hiérarchie. L'autobiographie ne se situe pas à une lisière, elle est littérature et toute littérature n'est qu'autobiographique. Se pose la seule question du talent ou mieux, du génie. L'observation, l'obsession, la foi, la perspicacité, l'effet de réel ou de rêve, la fantasmagorie n'ont pas de grande valeur en soi. Il leur faut passer par l'épreuve de l'écriture. J'ai analysé ailleurs cette naissance du souvenir à la réalité littéraire à propos de Rousseau. Seules, en effet, traversent les siècles les oeuvres des grands écrivains, et les oeuvres autobiographiques ne font pas exception. Le reste (histoires de stars, etc.) n'est que bavardage.

Demeure le faux problème de la cohabitation de l'art et de la véracité. Faux, car si l'on entend par " véracité " l'adéquation au réel de soi, l'autobiographie ne s'en départit jamais. Est " vrai " ce que je suis, mes mensonges, mes affabulations, mes stylisations, mes mystifications et mythisations y compris. J'ai souvent souligné dans Récits de Vie que la notion de " fidélité " rend mieux compte de l'authenticité autobiographique. Quant à l'art, il est ou il n'est pas : s'il est, l'oeuvre est bonne ; s'il n'est pas, elle devient illisible ou simple document.