Dans sa première autobiographie qui vient de paraître (Un pedigree), Patrick Modiano s'arrête à l'âge de 21 ans. Pourquoi la plupart des auteurs deviennent-ils silencieux à l'âge adulte dans ce genre d'exercice ? (Ex : Gide, Sartre, Perec, Green, Guth, Dutourd...) Est-ce pour montrer la genèse de leur personnalité (qui se forge pendant l'enfance et l'adolescence) et nous faire mieux comprendre leur oeuvre ? Ou y a-t-il d'autres raisons plus cachées, des épisodes ou événements dont l'auteur ne veut pas parler, par pudeur ou parce qu'il est devenu un adulte et qu'il sait qu'il est davantage responsable de ses actes ?

La question est pertinente car le problème existe. Il y a à cela de multiples raisons. La première est d'ordre quantitatif : une autobiographie, c'est long à écrire et quand on arrive au récit de l'âge adulte, on a moins envie de s'atteler derechef à la tâche qui paraît infinie. De plus, comme le précise l'énoncé de la question, les années de l'enfance et de l'adolescence sont si cruciales qu'on y revient sans cesse et, au fur et à mesure du vieillissement, elles tendent à s'imposer au présent. Puis, il y a l'indicible, les compromissions après l'innocence perdue, et tout le monde n'a pas envie de raconter cela, à moins que, tel Frédéric Mitterrand, on en fasse une oeuvre, un " texte " comme il le proclame, et que cela serve de mise au clair d'une identité, pour soi, et, puisqu'il s'agit d'un personnage public, pour les autres qui, au fond, l'aiment bien. Rappelons-nous l'importance que donnait à l'attitude de l'autobiographe Hilaire Belloc (que j'ai cité plusieurs fois) lorsqu'il parlait de " pudor ". D'autre part, la vie active tend à privilégier le côté public, et l'autobiographie devient, en effet, Mémoires ou Souvenirs, etc. La vieillesse, sans doute, incite à se chercher et se définir, mise au point énonciatrice de sa propre vérité. Voyez Rousseau qui n'a eu de cesse de ressasser et corriger ses Confessions, même, après coup, dans Les Rêveries d'un promeneur solitaire. De toute façon, l'autobiographie est un genre dérangeant, douloureux, qui demande du courage, car il suscite l'effroi du mystère de soi.

Reste ce souci didactique évoqué dans la question : une attention délicate qu'aurait l'auteur envers son lecteur. L'autobiographie des premières années deviendrait une clef pour mieux comprendre l'oeuvre. Semblable sollicitude reste, me semble-t-il, un voeu pieux : logiquement, l'autobiographe devrait alors publier son récit avant de poursuivre son travail, ce qui n'est jamais le cas. D'autre part, lorsqu'un livre a été livré au public, il disparaît des préoccupations de son auteur. L'oeuvre est comme abandonnée, presque abolie. L'interprétation en est laissée aux critiques dont les exégèses suscitent souvent l'étonnement. Enfin, et là se situe le point important, une autobiographie rédigée à cette fin serait faussée dès le départ, se transformerait en manifeste explicatif. Certes, bien des auteurs proclament qu'ils rédigent pour leurs descendants. Il s'agit-là d'un camouflage parfois inconscient, ou alors d'un véritable leurre. En général, on n'est pas vraiment maître de ce qu'on écrit : la mémoire a des manques, des déformations. Le souvenir se trouve réfracté par des prismes. Le champ du souvenir se rétrécit, pour soi, rien que pour soi. Le genre est éminemment égoïste ou, pour reprendre Stendhal, " égotiste " . À ce compte, on peut se demander pourquoi il fascine le public. Outre la légitime curiosité d'entrer ainsi dans l'intimité, même revue et corrigée, d'un être connu et, souvent déjà apprécié, l'exploration de soi ouvre des perspectives vertigineuses, parfois poétiques, des gemmes d'écriture. Certaines pages du vieux et pourtant rageur Ruskin brillent dans Præterita d'un bonheur absolu, et est-il besoin de rappeler celles que Proust consacre aux rêves, à l'aubépine du temps perdu ou aux pavés de la cour du temps retrouvé.