La mandragore
Je mentirais si j'osais prétendre que l'idée
d'une telle potion ne provient pas d'une réminiscence machiavélienne.
La seule uvre pétillante et joyeuse du grand penseur politique.
Ambiance légère où la décoction aphrodisiaque
piégera la non plus vertueuse Lucrèce qui délaisse
un vieux mari pour céder à un jeune Apollon.
Première difficulté : se procurer la plante. On la dit
typiquement méditerranéenne, mais rare. Peut-être
faudra-t-il voguer jusqu'en Sicile où elle est encore répandue.
Puis revenir.
L'occasion de re-parcourir l'itinéraire magique par lequel naguère
je découvris la Corse. Palerme-Cagliari, remontée jusqu'en
Gallura, Santa-Teresa-Bonifacio, plaine orientale. Me voici au pied
de l'échine du Cap Corse, pioches et pics dans le coffre du véhicule,
gravissant la route étroite et sinueuse qui croise des oliviers
séculaires face à un couvent. Plus haut dans la montagne
l'horizon se restreint à un lambeau oriental et marin. Je dois
descendre le long d'un sentier parmi les arbousiers, inhalant les effluves
du maquis. Parfois une branche de ronce barre le chemin, je la tranche
d'un coup de serpe. J'arrive enfin à une ancienne terrasse envahie
par la végétation. La faucille va me permettre de dégager
un espace. Puis il faut retourner la terre avec les dents longues de
ma pioche (a zappa). Fatigué, mains rougies d'ampoules naissantes,
je m'arrête et observe autour de moi.
Depuis quand ces terrasses sont-elles abandonnées ? 50, 100 ans
? Peut-être plus. Pourtant la main de l'homme est omniprésente.
Les murs en pierres sèches empilées retenant la terre
n'ont pas bougé. J'admire l'ingéniosité des marches
faites de blocs saillants. Immuables. J'éprouve une émotion,
moi, *l'étranger, à faire renaître cette terre.
Je la cultive. Elle est maintenant mienne. Je pense à mes courageux
prédécesseurs, à ce qu'est le peuple corse, à
ce qu'il fut, que je partage maintenant. Je lève les yeux, vois
le massif en pente vers la mer. Je me retourne. Le profil de la crête
se détache sur un ciel de plus en plus orangé. Je suis
seul. Et heureux.
*(quand j'emploie ce terme, en fait je pense à l'italien, forestiero,
furesteru, chì vene da " fora ", celui qui vient de
l'extérieur, d'une autre région)
La récolte.
Les semaines ont passé. Il a fallu désherber, protéger
les jeunes pousses contre les merles, les rongeurs. Puiser dans un bassin
recueillant les eaux de ruissellement. Verser délicatement sur
la cloche du grillage. Enfin, le moment tant attendu est arrivé.
Je remue la terre et extirpe la plante dont la racine a forme presque
humaine.
La potion.
Je suis redescendu à Miomo. La plante est là, posée
devant moi sur ma table de cuisine. Toute propre et belle.
Dois-je faire macérer lourdement
les feuilles de la mandragore pour composer un breuvage toxique ? L'être
de beauté que je courtise et qui se refuse, l'ingérera
à son insu. Elle vacillera, s'effondrera, disparaîtra à
jamais au fond des abymes tyrrhéniens. Je serai vengé.
Mais triste et encore plus seul.
L'instant d'égarement passé, je décide de m'en
remettre aux vertus des petits fruits de ma plante. Je les mettrai à
bouillir, les réduirai en un extrait qui sera filtré puis
mêlé à une délicieuse liqueur de cédrat.
Et là, je suis fin prêt pour tout reprendre à zéro.
Le philtre.
Je rembobine mon histoire. Je retraverse la mer. Mon égérie
m'ouvre l'émail brillant de ses falaises en un large sourire.
J'en profite pour lui offrir ma potion magique. Elle l'accepte. L'effet
est immédiat. Elle m'accueille en son giron, me laisse espérer
qu'elle se donnera toute à moi. Elle écoute les mots que
je susurre à son oreille, dans mon baragouin franco-italien,
me laisse dans l'illusion de parler sa langue.
Nous nous aimons. Pour l'éternité.
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